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M. L’ABBÉ
François AUBERT
Curé-doyen de
Saint-Remi
NOTICE BIOGRAPHIQUE
Par l’Abbé
Philippe DÉGLAIRE
AUMÔNIER DU LYCÉE IMPÉRIAL DE REIMS
1870
Si la génération qui passe ne devait jamais s’éteindre, je
garderais le silence de la tristesse, je ne chercherais
pas à retracer la vie du
bon curé de Saint-Remi que la mort vient de ravir inopinément à l’affection de
sa famille, à la reconnaissance des pauvres, à l’édification de ses frères dans
le sacerdoce, à l’estime de tous ses concitoyens. Je dirais : les œuvres de sa
foi et de sa charité sont écrites dans tous les esprits ; elles sont gravées
dans tous les cœurs ; ce livre et cet album suffisent.
Mais nous durerons un jour, et demain, ces deux recueils
descendront avec nous dans la tombe ; il faut donc, si nous voulons que nos
sentiments demeurent et que nos souvenirs se perpétuent, chercher un autre
gardien à la mémoire du saint prêtre que nous pleurons ; or, il n’y a que
l’histoire qui puisse sauver à jamais de l’oubli, son nom, son zèle, son
désintéressement, et telle est la considération qui détermine ma piété filiale à
donner une notice, sur le pasteur dévoué que j’étais si heureux, si fier,
d’aimer et de vénérer comme un père.
M. François Nicolas Aubert a souvent répété qu’il marchait
avec le siècle ; en effet, sa naissance remonte au mois de juillet de l’année
1801. Il vint au monde à Sévigny-la-Forêt, petit village des Ardennes, tout à
fait voisin de Rocroi, la ville qui donna son nom à la célèbre victoire
remportée par le Duc d’Enghien sur les vieilles bandes espagnoles de Francisco
de Melas.
Ce serait ici le lieu de produire la longue liste de ses
ancêtres, et certes, je le pourrais, car j’ai sous les yeux sa double généalogie
paternelle et maternelle, depuis le XVIe siècle ; mais qu’il me
suffise de rappeler que déjà, à cette époque reculée, la foi était le riche
patrimoine des deux familles et que Dieu s’est toujours plu dès lors, à recruter
chez elles ses ministres. Je n’en veux pas donner d’autre preuve que celle-ci :
Jean Louis Aubert, marchand de bois, père de mon héros, était
frère d’un prêtre ; Marie-Juliette Sommé, mère
de mon héros, était sœur de deux prêtres et d’un lévite que la mort a surpris en
exil, avant le sacerdoce.
Le jeune François que le bon Dieu
voulais appeler un jour à compatir si largement à toutes les douleurs, devait
sans doute, afin de les mieux comprendre, n’en ignorer aucune, aussi le futur
protecteur des orphelins a-t-il d’abord porté lui-même leur nom et connu leur
malheur. A trois ans, il n’avait plus de mère ; à huit ans, il n’avait plus de
père.
Je passerai rapidement sur la
première phase de sa vie ; car on devine assez, sans qu’il soit nécessaire de
les exprimer, les embarras et les tristesses d’une maison qui n’est plus habitée
que par sept pauvres petits enfant en deuil. Toutefois la Providence qui reste
attentive, même quand elle frappe, leur avait ménagé des oncles et des tantes
dévoués qui soutinrent leur courage et guidèrent leur inexpérience.
François était le benjamin de la
famille ; c’est insinuer suffisamment que ses frères et ses sœurs lui ont
prodigué les soins et les caresses. Il grandit comme tous ses camarades du
village, en faisant deux parts de son temps ; l’une, qu’il passait à l’école ;
l’autre, qu’il passait aux champs. Ceux de ses contemporains qui lui survivent,
interrogés récemment par leur bien aimé pasteur, rendirent à leur ami ce
témoignage : « Nous l’avons toujours connu simple, bon, surtout actif ; très
jeune, il excellait à faucher les foins. »
Mais je manquerais de sincérité,
et j’omettrais une partie de cette déposition, si je ne mentionnais pas ici un
coup d’adresse malheureux que tout le monde du reste a appris de la bouche du
coupable. Un soir après la classe, François s’exerçant avec ses compagnons à
lancer des pierres, avait pris pour point de mire, le sommet du clocher. Or, un
des projectiles, trop bien dirigé, au lieu de revenir seul, descendit avec la
queue du coq mutilé qui est encore aujourd’hui sur l’Eglise de la Forêt. Le bon
curé de Saint-Remi n’attendait plus depuis longtemps pour remplacer sa victime
et réparer ainsi la peccadille de son enfance, que le jour impatiemment désiré
où son pays natal aurait reconstruit un nouveau temple, digne de la piété de ses
habitants.
Avant de quitter les champs et
d’échanger la faux contre la plume, François, alors âgé de 14 ans, vit de ses
yeux, entrer en Belgique, parfaite de tenue, belle de confiance et d’entrain, la
vaillante armée qui devait, auprès de Waterloo, se rendre non pas à ses
vainqueurs, mais à la mort ; hélas, il vit aussi quelques jours plus tard,
repasser sans ordre, les habits en lambeaux, les quelques braves que l’ennemi
n’avait pas voulu tuer ou n’avaient tués qu’à moitié. « On ne peut pas imaginer
un plus lamentable spectacle, a-t-il répété mille fois, toujours avec le même
accent d’émotion ; et il ne manquait jamais d’ajouter : non, je ne voudrais pas
offrir un autre tableau, pour convertir à la paix tous les amis de la guerre. »
Toutefois au lendemain de cette
affreuse déroute, à la nouvelle que les Prussiens et les Saxons approchent,
François se range malgré sa jeunesse, avec tous les preux Forestiers, sous la
conduite de Jean son frère aîné, qui l’année précédente, en
combattant avec succès à Maubert Fontaine contre les cosaques, avait eu le doigt
emporté par un éclat de son arme ; mais cette seconde expédition n’eut pas de
suite. Avant l’arrivée des ennemis, l’ardeur martiale de nos guerriers
improvisés s’était complètement refroidie. Comprenant l’inutilité de la
résistance, ils se résignèrent à aller rejoindre les femmes et les jeunes
enfants, qui s’étaient retirés dans les bois avec le mobilier, le bétail et les
provisions. La famille Aubert avait dressé sa tente, à peu près à moitié chemin
de Sévigny au Tremblois, sous un hêtre que l’on peut voir encore aujourd’hui.
Puisque j’ai fait allusion à ce campement, je croirais
manquer à un devoir, en ne publiant ici le nom et le courage d’une femme qui fut
la Providence de son pays. Marie Josèphe Sommé, tante maternelle du jeune
Aubert, avait voulu suivre en exil ses deux frères, confesseurs de la foi ;
pendant neuf ans elle avait habité la Prusse et elle connaissait parfaitement la
langue allemande. Or cette femme inaccessible à la crainte, résolut de ne
s’éloigner de sa maison, et elle attendit seule, l’arrivée des soldats
étrangers. Comme elle l’avait deviné, ils la supplièrent en l’entendant parler
leur langue, de vouloir bien être leur interprète auprès des Français ; grâce à
ce bon office qu’elle leur rendit, non seulement elle fut exempte d’impôts, mais
encore elle réussit à faire alléger les charges qui pesaient sur tous ses
frères.
Je reviens au jeune François. Il a atteint cet âge où l’homme
commence à se recueillir pour méditer sur cette question sérieuse : que ferai-je
un jour ? Or, de même que l’enfant élevé parmi les soldats et bercé par des
histoires de batailles, aspire presque toujours à l’état militaire ; de même
notre orphelin qui n’avait que des oncles prêtres et qui ne s’était jamais
endormi qu’en priant Dieu, devait tout naturellement aspirer au sacerdoce. Il
sentit en effet dans son cœur, le désir d’entrer au Séminaire. Ses parents
étaient trop chrétiens pour ne pas applaudir à sa pieuse intention ; ils le
conduisirent donc à Charleville pour y commencer ses études. Qui devinerait les
peines qui attendent le nouvel élève du sanctuaire ? Cette âme si droite, si
résolue, devait être soumise à la cruelle épreuve du doute et passer par toutes
les tortures de l’indécision. Au bout de quelques mois, le séminariste,
abandonne un beau matin ses livres et reprend le chemin du pays. « Je ne veux
plus continuer, dit-il à sa famille étonnée de le revoir tout à coup ; j’aurais
peur qu’on ne m’accusât plus tard d’être entré dans les ordres par ambition,
uniquement parce que j’étais le neveu des curés de Saint-Jacques et de
Saint-Remi de Reims. » Ses frères et sœurs respectèrent ses scrupules, ils ne
lui adressèrent aucun reproche. On coupait précisément les foins, François
reprit la faux, cet instrument qu’il maniait si bien.
Toutefois, il ne retrouva pas le calme de son esprit ; après
avoir craint d’entrer sans vocation, dans l’état ecclésiatique, il se demanda
avec frayeur, s’il ne résistait pas à l’appel de Dieu, en se fixant au milieu du
monde. Le moyen de servir à la fois deux alternatives si différentes ne
paraissait pas facile à trouver, cependant il existait. Une de ses sœurs,
Jeanne Marie, retournait à Reims où elle habitait chez son oncle,
M l’abbé Sommé ; il la suivit pour aller soumettre ses impressions à ses
tuteurs dévoués et solliciter leurs sages conseils. Il fut décidé que sans
retourner au Séminaire, afin de n’engager en rien sa liberté pour l’avenir, il
reprendrait néanmoins le cours de ses études ; c’est l’oncle de Saint-Remi qui
se constitua le professeur de son neveu ; il le conduisit jusqu’à la fin de sa
quatrième, puis il l’envoya suivre comme externe, les cours du collège des Bons
Enfants, dont M. Legros était alors proviseur. M. Aubert fit sa troisième en
l’année scolaire 1818-1819 sous M. Drouet, et obtint au jour solennel de la
distribution des prix, quatre nominations, entr’autres, un accessit d’excellence
et un prix de thème latin. Mais pour apprécier ce succès à sa juste valeur, il
faut se souvenir que le programme des études était à cette époque, plus simple
qu’aujourd’hui et qu’un seul élève de la classe, M. Andouillé de Rocroi, avait
été appelé cinq fois.
Pendant un séjour de trois années à la cure de Saint-Remi où
Dieu s’était plu sans doute à l’amener, afin de l’attacher dès l’enfance à la
paroisse qui devait avoir les affections de toute sa vie, François avait eu le
temps de réfléchir. Il déclara donc une nouvelle fois qu’il se sentait appelé au
sacerdoce, et, au mois d’octobre 1819, il rentra comme élève de seconde au
Séminaire de Charleville. Les archives de cet établissement diocésain uni au
collège de la ville, depuis leur commune origine, en 1807, ne remontent pas
au-delà de 1834 ; il ne m’a donc pas été possible d’obtenir du bienveillant
supérieur qui le dirige aujourd’hui, la liste détaillée des nombreux succès que
M. Aubert a obtenus jusqu’à la fin de ces classes.
Mais à défaut de la tradition écrite, j’ai consulté la
tradition vivante, et M. l’abbé Bourgeois, curé d’Hargnies, que j’aurai
encore l’occasion de citer, m’a écrit : « François, mon condisciple et mon ami,
mettait à l’étude, pendant qu’il était séminariste, la même ardeur qu’il a mise
depuis à toute chose ; il était rempli d’émulation ; dans les concours, il ne
manquait jamais d’arriver avec les premiers ; aussi, obtenait-il beaucoup de
prix à la fin de chaque année. » Je n’apprendrai rien à personne en disant que
M. Aubert, pendant ses classes, fut aimé de tous ses camarades, des plus
indifférents comme des plus pieux, des plus légers comme des plus graves ; en
effet, tel il était au terme de sa carrière, tel il était au milieu et au
commencement, d’une humeur toujours égale, d’un abord toujours aimable, ne
distinguant pas entre les uns et les autres, accordant à tous une place dans son
cœur, une part dans ses affections.
En 1822, après avoir terminé son cours de philosophie, il
revint à Reims au Grand-Séminaire pour commencer ses études théologiques. Que
dire de son séjour dans cette maison de science et de recueillement, où il
trouva, pour l’instruire et le guider, les dignes fils de M. Olier, qui venaient
d’être appelés dans le diocèse par Mgr de Coucy. J’apporte encore ici les
révélations du condisciple et de l’ami : « Ah ! s’écrie-t-il, si M. Aubry, de
sainte mémoire, n’était pas au ciel, il vous certifierait que M. de Raigecourt
de Gournay, notre supérieur, citait publiquement Aubert comme un modèle
d’obéissance à l’autorité et de soumission à la règle ».
Hélas ! la volonté de Dieu ne se manifestait pas à lui aussi
clairement que celle de ses maîtres, et il se demandait encore, comme autrefois,
si, pour la suivre, il devait avancer ou reculer. J’ai la bonne fortune d’avoir
devant les yeux une lettre écrite sous cette impression ; elle porte la date du
21 novembre 1823 et elle est adressée à celle de ses sœurs qui vit encore
aujourd’hui. Je veux reproduire au moins une partie de ce précieux spécimen de
foi vive et de belle simplicité. On ne s’étonnera plus de ses hésitations, quand
on le verra peser si mûrement les graves obligations d’un prêtre.
Le frère dit à sa sœur :
« Tu demandes que je te parle de moi. Eh bien ! tu sauras
d’abord que je me porte on ne peut mieux, et Dieu veuille que tu jouisses de la
même santé, car tu es plus utile au monde que moi. Pourtant je tâcherai d’être
aussi un jour, utile aux autres. Dans quelle partie, dis-tu en toi-même,
travaillera-t-il au bien de la société ? Je voudrais pouvoir te dire quelque
chose de certain ; mais ce n’est pas encore aujourd’hui. Ne t’en étonne point,
parce que je ne dirai jamais, j’entrerai dans les ordres, tant que je n’y serai
pas engagé. Quoiqu’il en soit, je t’apprendrai néanmoins que je vais
probablement faire le premier pas dans la cléricature à Noël ; mais ce premier
pas prépare seulement les autres et il ne lie en rien ; peut-être me
donnera-t-il l’assurance pour plus tard. Si je parais aussi longtemps irrésolu,
incertain, ce n’est pas que je penche pour un autre état ; non, il n’y en a pas
pour me plaire autant que l’état ecclésiastique ; seulement, comme les
obligations, selon moi, y sont plus grandes que partout ailleurs, et les suites
plus funestes, si on y entre sans être appelé, je ne puis me résoudre à
m’engager irrévocablement…. »
Selon qu’il l’avait annoncé à sa sœur, François Aubert reçut
la tonsure le 23 décembre 1823. Le titre d’abbé lui a-t-il donné, comme il le
désirait, une plus grande résolution ? L’a-t-il délivré de ses incertitudes ? Je
me plais à le croire, en voyant les dates rapprochées de ses autres ordinations.
Ainsi, il fut appelé aux ordres mineurs le 23 mars 1824, au sous-diaconat, le 21
décembre de la même année, au diaconat, le 21 mai 1825, et enfin quelques mois
après, le 17 décembre suivant, Mgr de Simony, évêque de Soissons, délégué par le
cardinal de Latil, lui conférait l’ordre de la prêtrise.
Le noviciat est fini, la profession commence. Dès le premier
jour de son ministère, le nouveau prêtre se révèlera tout entier ; c’est que le
cœur n’a pas besoin de s’essayer comme l’esprit, et son premier acte a la même
perfection que le dernier. Nommé vicaire de Saint-Remi le 22 décembre 1825, M.
l’abbé Aubert accepte avec bonheur et reconnaissance une mission qui offre un
champ si vaste à son zèle et à sa charité. Au surplus, ce devoir, en le
rapprochant de l’oncle qui fut tout à la fois son père et son précepteur, ne le
ramène-t-il pas dans la paroisse qu’il connaît et qu’il aime depuis son enfance
la plus tendre.
Je demandais à un témoin de ses premières armes dans le saint
ministère, de bien vouloir bien m’apprendre quelques faits saillants de ses
débuts. « Tous ses actes, m’a-t-il répondu, procédaient du même amour de ses
frères et étaient inspirés par le même désir de plaire à Dieu ; aussi, la taille
des uns égalait la taille des autres. Ce n’est pas à certaines heures seulement,
c’est toujours qu’il se montrait admirable : en chaire, au catéchisme, au chevet
des malades, au milieu des rues et partout. »
Il venait d’accomplir la troisième année de son vicariat,
lorsque son oncle, le digne curé de Saint-Remi, qu’il secondait si bien,
fut enlevé tout à coup à sa filiale affection. Ce deuil amena son départ ; car
M. l’abbé Sommé, qui voulait que ses yeux fussent aussi fermés par son neveu, le
demanda bientôt près de lui.
Ce fut le 13 août 1829 que M. l’abbé Aubert, alors vicaire du
vénérable M. Jolivet, curé de Saint-Remi depuis le mois de mars, descendit à
Saint Jacques. Les six années qu’il y passa, laissèrent dans son esprit un
souvenir qui ne s’affaiblit jamais ; il les appelait « ses années de campagne »
et il en parlait comme on parle toujours des fatigues passées ou des difficultés
vaincues, c’est-à-dire, avec une heureuse et légitime satisfaction. Pour
apprécier ce que cet apôtre, toujours à la hauteur de sa tâche, a dû déployer de
zèle et d’activité pendant cette période de sa vie, il suffit de connaître
l’histoire de Saint-Jacques pendant le même temps. Or, en voici le sommaire ;
assaut du presbytère le jour de la sacrilège profanation du calvaire, le 16 août
1830 ; invasion du choléra en 1832 ; trois curés morts successivement : M.
l’abbé Sommé, le 23 mars 1832, M. l’abbé Thullier, le 5 février 1834 ; M.
l’abbé Nanquette, le 14 décembre 1835.
Les limites que comporte une notice ne me permettent pas
d’entrer dans de longs détails sur ces faits néanmoins si graves ; je dois me
résigner à analyser les pages glorieuses que j’ai lues et les récits édifiants
que j’ai entendus. Hé bien, M. l’abbé Aubert, d’après les mémoires du temps, fut
l’homme de toutes ces circonstances ; il sut tenir tête à l’émeute ; il sut
faire face à l’épidémie comme à la mort elle-même.
Il sut tenir tête à l’émeute.
Quand l’impiété eut abattu violemment la croix, souvenir de
la mission de 1821, le Christ fut détaché, et des malheureux, cédant à la
passion aveugle, se mirent à le promener, en blasphémant, par les rues de la
ville. Leur haine contre le bien-aimé Sauveur devait naturellement s’étendre à
tous ses ministres ; mais le curé de Saint-Jacques fut plus particulièrement
menacé. Le vénérable vieillard averti, s’éloigne du presbytère où son neveu
s’obstine à demeurer seul. L’abbé Aubert n’attend pas qu’on le somme d’ouvrir ;
aussitôt qu’un redoublement de cris lui fait deviner que la foule arrive, il
vient se placer courageusement sur le seuil, dans une attitude ferme et digne.
Grâce à son sang froid admirable, il triompha de tous les séditieux par un mot :
« Vous ici ! dit-il, en appelant par son nom l’ouvrier qu’il voyait au premier
rang et qu’il connaissait pour l’avoir généreusement assisté. Vous ici !…. –
Oui ! moi ici ! répondit cette homme qui avait déjà changé de sentiments…. Mais
pour vous défendre !…. Le presbytère était sauvé du pillage. Il n’y avait plus
qu’à arrêter la sacrilège procession, l’abbé Aubert le fit en achetant le
Christ, qu’il paya vingt-cinq francs.
il sut faire face à l’épidémie
Dès son arrivée à Saint-Jacques, il fut tout particulièrement
le prêtre des malades. Son condisciple d’autrefois, son collègue d’alors, dit à
ce sujet : « Nous étions trois vicaires, et certes Aubert en faisant plus à lui
seul que les deux autres. » Etait-ce parce qu’il habitait chez son oncle ? un
peu sans doute, puisque les parents des personnes souffrantes vont le plus
ordinairement frapper à la porte de la cure ; mais c’était bien plus à cause de
son affabilité, de sa douceur et de sa complaisance toujours prête ; cette
simple observation fait de suite pressentir tous ses travaux, toutes ses
fatigues pendant le choléra de 1832. En effet, c’était surtout sur la paroisse
de Saint-Jacques que le redoutable fléau sévissait ; M. le curé venait de mourir
et n’avait pas encore de successeur ; un vicaire allait être détaché à
Tours-sur-Marne et à Bisseuil, deux villages plus éprouvés par l’épidémie ; peu
importe, rien ne sera négligé ; M. l’abbé Aubert a visité la première victime,
une jeune fille du faubourg de Vesle, il visitera la dernière ; il se
multipliera, il allongera ses jours avec ses nuits et le prêtre trouvera encore
le moyen de se faire infirmier. Un pareil dévouement devait exciter l’admiration
générale, aussi la voix publique décerna-t-elle au jeune apôtre, les éloges les
plus flatteurs et les plus mérités.
Enfin il sut faire face à la mort elle-même
Je veux dire ici que, grâce à M. l’abbé Aubert, la paroisse
de Saint-Jacques n’a souffert ni de son long
veuvage ni de ses deuils si
multipliés. Elle ne perdait que ses curés de nom, elle gardait son curé de fait.
Mais qu’on le sache bien, ce n’est pas une mission que le vicaire usurpait par
ambition, c’est une charge qu’il acceptait par obéissance, sur la demande de
vénérables prêtres qui ne pouvaient l’exercer, soit à cause de leur âge, soit à
cause de leur santé.
Est-il nécessaire de dire maintenant tous les efforts tentés
par les paroissiens pour le retenir au milieu d’eux comme pasteur, après la mort
de M. Nanquette ? Les prières repoussées se changèrent en menaces, et il n’a
fallu rien moins, pour dissiper les groupes formés en vue de faire violence à
l’autorité diocésaine, que l’intervention du modeste abbé lui-même. « Eh ! mes
amis, leur dit-il, voulez-vous donc me perdre dans l’estime de mes vénérables
supérieurs ? Que ceux qui m’aiment le prouvent en respectant leurs sages
décisions. » Cette parole les arrêta sans les consoler ; car ils voyaient
s’évanouir leurs dernières espérances. En effet, M. l’abbé Aubert, par décret du
28 janvier 1836, était nommé doyen de Renwez, en remplacement de M. l’abbé Le
Comte appelé à la cure de Saint-Jacques.
Quand ce dernier fut installé un mois plus tard, le
secrétaire du conseil, au nom des administrateurs de la fabrique, prononça un
discours dont j’ai sous les yeux le texte imprimé ; c’est bien moins un salut au
nouvel arrivant qu’un adieu du cœur à l’ancien ami qui venait de s’éloigner.
Voici, le passage à l’adresse de M. l’abbé Aubert :
« Qu’il nous soit permis de parler du jeune et vertueux
ministre désigné pour aller cultiver le champ déjà si bien préparé par vous, et
dont le choix doit vous adoucir une séparation toujours pénible pour un bon
pasteur. Que ne doit pas attendre la paroisse de Renwez, de celui qui a pu
s’attacher ici tous les cœurs ; qui, dans un âge encore peu avancé, a su joindre
la prudence la plus consommée au zèle le plus actif ; qui, au péril de sa vie,
affrontant les dangers et les horreurs de la plus cruelle épidémie, a consolé
tant d’infortunes, secouru tant de misères, réconcilié tant d’inimitiés, pourvu
à l’entretien de tant de pupilles et d’orphelins dont il s’est fait le père ;
qui en un mot, a trouvé le secret de se multiplier, au milieu de travaux et de
fatigues qui semblaient au-dessus des forces humaines. Non, nous ne craignons
point, Monsieur, de dévoiler ici devant vous nos sentiments pour lui, notre
affection, notre estime, et dois-je le dire, au milieu de l’allégresse que votre
venue fait naître…. Nos profonds regrets…. »
M. l’abbé Aubert reçut à un mois de distance son titre de
curé et celui de chanoine honoraire. Il ne demeura pas longtemps à Renwez ;
toutefois, son court passage y a laissé des traces ineffaçables. Le vénérable
doyen qui administre aujourd’hui cette paroisse, énumère ainsi tous les
embellissements que lui doit l’église monumentale du pays : Il fit fermer le
magnifique vestibule qui est adossé au portail et qui avait servi jusqu’alors de
salle de jeu pour les enfants ; il fit relever la tribune d’orgues, qui, en
coupant la tête d’une ogive, rompait la ligne si harmonieuse des voûtes ; il fit
reporter au fond de l’abside, en attendant qu’on put le remplacer, un autel en
bois, construit dans un mauvais goût, qui gâtait les vastes proportions du
sanctuaire ; enfin, c’est encore pendant son passage, que les fenêtres du chœur,
qui tombaient en ruines, furent réparées et garnies de vitres de différentes
couleurs.
Mais si les pierres de l’église de Renwez publient encore
aujourd’hui le zèle de l’abbé Aubert pour consolider et embellir la maison de
Dieu, l’affection que lui gardèrent toujours fidèlement les paroissiens, prouve
à son tour qu’il lui avait suffi de trois années pour gagner tous les cœurs. Du
reste, l’attachement était réciproque, et, quand sa Grandeur Mgr Romain-Frédéric
Gallart, coadjuteur de son Eminence le Cardinal de Latil, demanda au bon curé sa
démission, pour le nommer à Saint-Remi, elle dut recourir aux grands moyens et
en appeler à la vertu d’obéissance ; c’est qu’on l’arrachait, en effet, non pas
à des paroissiens ordinaires, mais à des parents et à de véritables amis. Aussi,
comme il retournait volontiers au milieu d’eux et comme on l’entourait avec
bonheur ! Je parle en témoin qui a vu et qui devait revoir encore. Hélas !
combien d’autres projets sont déjoués tous les jours par la mort !
J’arrive au sommet de l’œuvre que j’ai entreprise, et devant
les vastes horizons qui apparaissent, je sens mon courage défaillir. Raconter la
vie de M. Aubert à Saint-Remi, c’est-à-dire, s’attacher à ses pas sans jamais le
quitter, depuis le mois d’août 1839 jusqu’au mois de janvier 1870, n’est-ce pas
une tâche impossible ? Je vais du moins essayer de le suivre pendant un jour.
Sommes-nous en été ? L’heure du réveil, qui est toujours
l’heure du lever, c’est quatre heures. Sommes-nous en hiver et le temps est-il
dur ? A ces deux conditions, il est permis de dormir jusqu’à cinq heures. Alors
commence une série de pieux exercices qui se succèdent sans interruption
jusqu’à neuf heures. C’est la part du temps que s’est réservé le prêtre, pour
prier, pour méditer, pour entendre les confessions des fidèles, pour réciter le
bréviaire et offrir le saint sacrifice de la messe.
A Dieu succèdent les pauvres. Au sortir de l’église, le
prêtre devient le père charitable ; vrai Saint Vincent de Paul, il donne
audience à ses enfants les plus malheureux. Oh ! Qu’elle est touchante la scène
qui se renouvelle tous les matins à la cure, de neuf heures à midi ! Combien de
misères sont entrées ! Combien de larmes sont tombées ! Combien de vêtements,
combien de bons de pains sont sortis ! Combien de paroles affectueuses ont été
emportées !
Mais la journée est seulement à son milieu et la seconde
partie ne sera pas moins pleine que la première. Après avoir pris son repas à la
hâte, le bon curé se met en route pour vaquer à son ministère extérieur. Il
visite tour à tour la maison de Dieu et la chambre du malade, afin de solliciter
en haut les consolations qu’il doit porter en bas ; il passe du réduit du
malheureux à la demeure du riche, afin de répandre d’une main l’argent qu’il va
puiser de l’autre. A la différence du laboureur qui n’ensemence et ne moissonne
qu’une fois chaque année, M l’abbé Aubert sème et récolte tous les jours.
La nuit seule interrompt ses courses charitables et
intéressées. Il rentre alors au presbytère, où, pour se remettre des fatigues du
dehors, il va s’occuper chez lui de mille affaires encore. D’abord il met en
ordre ses livres : la caisse des pauvres, la caisse de l’église ; il s’occupe de
sa correspondance ; puis il prépare ses prônes, qu’il écrit et qu’il apprend
toujours de mémoire ; s’il lui reste quelques instants, il parcourt des yeux les
journaux d’une semaine, uniquement pour n’être pas étranger aux nouvelles, car
il se montre très fidèle à une recommandation que lui avait faite souvent son
oncle, M. l’abbé Sommé : « Surtout, mon ami, ne te passionne jamais pour la
politique ; cette préoccupation fait trop de mal. » Enfin les neuf heures sont
le signal de la prière et du repos. Le pasteur vigilant va donc s’abandonner au
sommeil ; mais que l’une de ses chères brebis soit tout à coup en danger de
mourir, il s’éveille au seul bruit des pas du messager qui accourt, et, avant de
connaître le nom du malade, le quartier qu’il habite, il est debout et prêt à
partir.
Tel est le programme de la vie de M. l’abbé Aubert pendant
une journée prise au hasard ; répété trois cent soixante-cinq fois, ce programme
devient l’abrégé de sa vie pendant un an, et cet abrégé à son tour, n’est que le
sommaire de l’un des trente chapitres qui composent l’histoire de sa vie à
Saint-Remi. N’avais-je pas alors raison de dire qu’il ne serait pas possible
d’étudier, feuillet par feuillet, une œuvre aussi volumineuse et aussi
compacte ?
Afin donc de me soustraire aux détails, je veux esquisser à
grands traits seulement les deux personnages réunis en mon héros : l’homme et le
prêtre.
Souvent on s’imagine dans le monde que la soutane étouffe
tous les sentiments naturels, que le père d’un fils abbé n’a plus son enfant,
qu’il n’est pas possible de rester sociable en devenant ecclésiastique… Ah !
certainement il eût suffi de rencontrer une fois le bon curé de Saint-Remi, pour
convenir aussitôt qu’il y avait, du moins, des exceptions à la règle. En effet,
son abord était si franc, si loyal ! Son âme se reflétait si belle que son
visage toujours frais, toujours épanoui ! Il saluait de si loin et disait à tous
avec un accent si affectueux : « Hé bien ! Comment ça va-t-il ? » Non, l’homme
en M. Aubert, n’était pas absorbé par le prêtre, et il a donné la preuve la plus
évidente que plus on exerce son cœur, plus il se développe, plus il peut aimer.
Aussi j’en appelle à sa famille : quel frère demeura jamais plus dévoué pour ses
frères ? Quel oncle se montra jamais plus paternel pour ses neveux et pour ses
nièces ? Aussi j’en appelle à tous ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de
lui, à ses compagnons d’enfance, à ses confrères dans le sacerdoce, à ses
vicaires de tous les temps, ont-ils rencontré jamais un ami plus tendre, plus
sûr, plus généreux ? Aussi j’en appelle à tous ceux qui se sont trouvés en sa
compagnie ; qui fut jamais d’une société plus facile et plus aimable ? On ne le
voyait pas sans être heureux ; on ne le quittait pas sans le vénérer et sans
l’aimer. En un instant, chacun se trouvait à l’aise avec lui ; il avait des
attentions si délicates pour tous ! A la mère, il parlait affectueusement de ses
chers enfants ; au père, il demandait avec intérêt des nouvelles de ses
affaires ; aux jeunes gens, il distribuait les souhaits et les encouragements.
Maintenant Dieu seul sait de quel poids pesèrent dans la balance du bien qu’il a
fait, ses bonnes relations avec le monde. Elles ne furent certainement pas moins
utiles dans l’ordre du salut que dans l’ordre temporel ; mille fois, en effet,
tandis que la main du bienfaiteur versait une aumône dans la main de l’économe
des pauvres, la bouche de l’ami murmurait à demi-voix à l’oreille du prêtre
cette prière : « Si jamais vous apprenez que je suis malade, surtout, n’oubliez
pas de m’apporter les secours et les consolations de votre saint ministère. »
Aussi, M. l’abbé Aubert professait-il cette doctrine, que l’homme et le prêtre
dans un curé, sont unis comme le corps et l’âme dans une même personne, et
qu’ils doivent non pas se détruire, mais se prêter un mutuel concours.
Seulement, il avait soin d’ajouter : Il faut savoir allier toujours la dignité
avec la gaieté, la réserve avec les bienséances ; et ce qu’il prêchait, on peut
dire qu’il l’a fidèlement pratiqué.
Le curé de Saint-Remi, grâce à son activité, trouvait le
moyen, malgré ses nombreuses occupations, de détendre l’arc de temps en temps,
et il était agréable à contempler, jusque dans ses heures de récréation. Il
aimait surtout à manier les boules qu’il lançait du reste, avec autant d’adresse
que de bonheur ; mais ce qui réjouissait surtout ses partenaires, c’était bien
plus encore son feu, son entrain, que la sûreté de son coup d’œil. Non, il n’y
avait vraiment qu’un cœur et qu’un visage en M. l’abbé Aubert ; de même que rien
n’altérait jamais la bonté de ses traits, l’égalité de son humeur ; de même, son
ardeur ne se démentait jamais, elle l’accompagnait constamment. Sa conduite en
voyage peut en fournir une nouvelle preuve. Le cher curé était un ami de la
nature et des arts, et, quand il pouvait, de loin en loin, faire une absence de
plusieurs jours, il allait volontiers admirer un beau site ou visiter quelques
monuments remarquables ; Or, la chronique, en son langage, sans doute un peu
exagéré, n’a pas cru devoir mieux peindre sa précipitation dans ses courses,
qu’en lui répétant sans cesse : « N’est-il pas vrai, qu’en six jours, vous avez
dit la messe dans sept cathédrales ? »
Hélas ! il a malheureusement fait à la fin de sa vie d’autres
tours de vitesse non moins impossibles. En 1860, le jour de Pâques, déjà dans la
chaire, il avait eu une première congestion assez forte. Les médecins lui
ordonnèrent alors d’aller passer tous les ans une saison à Niederbronn. Mais
demeurer immobile au même endroit, pendant vingt et un jours, loin de son église
et des siens, le pouvait-il ? Son zèle va lui suggérer le moyen de tout
arranger. Il prend les eaux le matin, il prend les eaux le soir, et, au bout de
dix jours, il rentre content de lui-même. Encore s’il eut toujours agi ainsi !
Mais il retranchait un peu chaque année et l’été dernier, il sut trouver dans
une semaine, le temps de prendre sa saison à Mondorff, de faire une excursion à
Luxembourg et à Trèves, de visiter plusieurs membres de sa famille.
Tel était l’homme, quel fut le prêtre ? Je le dis en une
seule parole : Dieu l’avait fait à la taille de la grande mission qui lui était
réservée, avec le zèle qui répondait aux besoins de son église, de ses pauvres
et de ses paroissiens.
***
Quand M. l’abbé Aubert fut installé curé-doyen de Saint-Remi,
au mois d’Août 1839, la vieille basilique dont il
prenait possession était sans
doute sauvée en principe. On n’agitait plus cette question : faut-il faire le
sacrifice de la nef, du portail et reporter la façade en avant du transept ?
Non, depuis un an, il avait été décidé que le magnifique monument où reposent
des cendres de rois et de reines, qui renferme tant de souvenirs, serait
conservé au culte et aux arts. Un nouveau crédit de 290,000 fr., dans lequel la
ville participait pour un tiers et le gouvernement pour les deux autres, avait
été alloué à cet effet. Mais tous les travaux restaient à exécuter ; or, on
devine, sans les compter, les pas et les démarches du pasteur impatient de voir
l’œuvre arriver à bonne fin. Heureusement, la ville avait déjà pour architecte
M. Brunette, et grâce à l’activité intelligente avec laquelle il conduisit cette
immense restauration, dès le 2 Octobre 1842, les réparations les plus urgentes
étaient terminées, et l’église reprenait enfin toute son étendue. La fête
d’inauguration, célébrée avec la plus grande joie, fut présidée par son
Excellence Mgr Thomas Gousset archevêque de Reims.
Cinq ans plus tard, à la même date, le même prélat recevait
de M. le curé de Saint-Remi une seconde invitation, qui fut alors adressée à
plusieurs autres évêques ; c’était cette fois, pour couronner l’œuvre, pour
bénir solennellement le nouveau tombeau du grand apôtre de la France ; monument
que les devis de 1839 n’avaient pas prévu et que M. l’architecte a su réaliser
avec les seules ressources de sa sage économie.
L’inscription gravée sur la façade de ce nouveau tombeau fut
rédigée par une commission de lettres choisis au sein de l’Académie. M. l’abbé
Aubert, membre correspondant de la savante société, avait provoqué lui-même
cette commission dont il fit partie et dont il fut nommé rapporteur. Il
s’acquitta de sa tâche avec un véritable talent ; d’abord il discuta en maître
les mérites et les défauts des diverses formules apportées ; puis il conclut à
l’admission du texte à la fois concis et complet, historique et religieux, que
nous lisons aujourd’hui.
Maintenant, je me contente de donner sommairement la liste
des autres travaux exécutés au frais de l’Etat et de la cité, pendant les huit
premières années de M. l’abbé Aubert à Saint-Remi, ce sont : la reconstruction
de toutes les voûtes des collatéraux et du triforium ; la reprise en sous-œuvre
des contre-forts de l’abside, du côté nord de l’église ; la restauration des
voûtes et contre-forts des chapelles absidales ; le ravalement de tout
l’intérieur de l’édifice ; le redressement des faisceaux de colonnettes de la
nef ; la réfection de la charpente et de la couverture des bas-côtés et des
chapelles de l’abside ; la consolidation d’une partie des piliers de la nef et
du transept ; enfin l’exécution d’un dallage neuf sur la presque totalité du sol
de la basilique.
Mais que ne reste-t-il pas à faire pour compléter et embellir
à l’intérieur, ce monument enfin relevé de ses ruines ? Le curé de Saint-Remi ne
mourra pas avant d’avoir à peu près tout achevé. Il est vrai que la fabrique est
pauvre, qu’elle peut à peine suffire aux dépenses du culte, peu importe ; M.
l’abbé Aubert est un avocat tout puissant, les ressources ne lui feront jamais
défaut.
Il commence par verser à M. Verscheider une somme de douze
mille francs, pour rétablir les orgues, qui contribuent si largement à la beauté
des offices catholiques.
Les dix tapisseries magnifiques données à l’église en 1531
par Robert de Lenoncourt, abbé commandataire de Saint-Remi, s’en allaient en
lambeaux ; on s’en servait comme de tapis vulgaires pour les pieds ; il fait
réparer et placer dans les neuves sacristies, à l’abri de nouvelles injures, ces
tableaux précieux qui représentent la bataille de Tolbiac, le baptême de Clovis,
la peste de Reims et les différents événements qui donnèrent lieu aux miracles
de l’apôtre des Français.
Les émaux composés en 1663 par Laudin, fameux émailleur du
faubourg de Magine, à Limoges, étaient aussi très endommagés. Pendant longtemps,
afin de les faire servir à l’ornementation de la châsse de Saint-Remi, à
l’époque des neuvaines, on les avait abîmés en les fixant avec des clous à un
châssis. M. l’abbé Aubert confie à M. Oudart la réparation de ces vingt huit
chefs-d’œuvre qui décoraient primitivement les reliquaires de saint Timothée,
saint Maur, saint Appolinaire et leurs compagnons.
Que dire à présent ? Je ne connais pas une travée dans
l’église qui n’ait pas reçu quelques ornements, depuis 1839 ; aussi, ne
serait-il guère plus facile de dresser leur inventaire exact, que d’expliquer
comment on a su trouver l’argent nécessaire pour les payer.
Si le visiteur entre par le portail Lenoncourt, qui fait face
à la rue Féry, il trouve aussitôt à sa droite, un rétable du XVe
siècle, qui représente les différentes scènes de la passion et de la
résurrection du Sauveur ; ce bas-relief a été recueilli par M. l’abbé Aubert. A
côté, se trouve le groupe imposant des trois Marie, de Joseph d’Arimathie, de
Nicodème, qui mettent le Christ au tombeau ; ce sépulcre qui était autrefois
placé dans la commanderie du temple, a été restauré par les soins de M. l’abbé
Aubert. Vis-à-vis, se trouvent les fonts baptismaux, ornés par les trois grands
baptêmes sculptés de Notre-Seigneur, de Constantin, de Clovis ; cette œuvre
exécutée en 1610 par un rémois, Nicolas Jacques, avait été complètement mutilée
au moment de la Révolution ; les têtes des personnages, à l’exception d’une
seule, avaient été brisées ; tout a été ressuscité, grâce à M. l’abbé Aubert.
Les autres sculptures qui avoisinent les fonts baptismaux, une Mater dolorosa,
une pierre tombale, plusieurs statues, toutes ces productions de l’art
religieux, ont été trouvées et apportées dans l’église par M. l’abbé Aubert.
Si l’on avance un peu plus loin, à la chapelle de Saint-Eloi,
les yeux sont frappés par deux véritables raretés archéologiques que le bon
curé, reconnaissant envers les personnes qui les lui ont remises, montrait avec
une légitime fierté. A terre, ce sont les magnifiques dalles qui ont orné jadis
le sanctuaire de Saint-Nicaise et qui représentent, gravées en caractères de
plomb, les principales scènes de l’Ancien-Testament ; en haut, c’est le vieux
Christ de Sainte-Balsamie, qui fut dressé en 1857, entre les deux statues
romanes de la Sainte-Vierge et de saint Jean.
La chapelle de la Mère de Dieu devait naturellement attirer
d’une manière toute spéciale l’attention pieuse de l’infatigable pasteur. Aussi
fut-il heureux de pouvoir en 1859 faire exécuter, par M. Wendeling, l’autel, en
rapport avec l’édifice, qui existe aujourd’hui. C’est à la même date et avec
l’aide du même artiste, qu’il restaurait dans le cœur, ces chapiteaux si
intéressants qui montrent, accomplis dans le Nouveau-Testament, les grands
mystères figurés dans l’Ancien.
Je ne mentionne pas une multitude d’autres travaux
secondaires, travaux d’assainissement sur tout ; je ne cite plus que le chemin
de croix monumental bénit solennellement par son Exc. Mgr Landriot, au mois de
Mars 1868.
M. l’abbé Aubert n’aura formé, relativement à son église,
qu’un seul vœu impuissant. Toujours il avait eu le désir de relever l’élégante
et légère campanille qui surmontait autrefois le transept de la basilique. Ce
désir, il l’exprimait dans toutes les circonstances ; il l’a surtout révélé avec
enthousiasme à Sa Majesté Napoléon III, qui écoutait avec un vif intérêt.
Malheureusement le projet n’était pas réalisable. M. l’architecte, après un
examen sérieux, déclara que les murs qui devaient supporter le poids du nouveau
clocher, n’offraient plus les garanties d’une solidité suffisante.
Il me reste à parler encore des grilles et des vitraux. En
vérité, je suis sous l’empire d’un mirage réel ; plus je marche et plus je
découvre de chemin à parcourir.
Comme il était juste, la fermeture du cœur passa la
première ; mais je veux redire l’histoire de son origine. A la Saint-Remi
d’hiver 1857, le bon curé avait fait une quête dans le dessein de recueillir au
moins le prix d’un panneau de la grille en fer forgé qu’il souhaitait. Le
produit de la collecte se monta à 300 francs ; c’était le dixième de la somme
nécessaire pour payer le modèle à la fois si léger et si solide qui fut exécuté
presqu’aussitôt. Comment sont donc venus les neuf autres dixièmes ? Voici : un
mois plus tard, M. l’abbé Aubert est appelé au centre de la ville, près d’un
malade ; or ce malade connaissait le projet de son cher directeur, il lui
demande donc combien il faudrait pour pouvoir le réaliser de suite ? Trois mille
francs, répond le bon curé. Eh bien, dit le généreux pénitent, commandez et
comptez sur moi. Si je guéris, je vous porterai moi-même cette somme ; si je
meurs, elle vous sera assurée par mon testament. Cet homme revint à la santé.
J’ai recueilli ces détails de la bouche même de M. l’abbé Aubert qui les a
publiés du haut de la chaire à la fin de l’année 1857, et je me souviens qu’il
terminait alors son hymne de reconnaissance par ces paroles : « Quel est le nom
de ce chrétien fervent ? Je ne puis le dire maintenant ; mais ce nom sera gravé
un jour sur la table de marbre, avec les noms de tous nos bienfaiteurs. »
Le tombeau de Saint-Remi n’était protégé que par une simple
balustrade en bois ; grâce au legs de Madame Bienaimé-Cadart, il est maintenant
défendu par une grille appropriée au style du riche mausolée qu’elle défend.
A l’heure qu’il est, toutes les chapelles de l’église, une
seule exceptée, celle de Saint-Fiacre, sont richement et artistement fermées. Il
n’y a pas un once de fonte dans la vieille basilique.
J’arrive enfin aux vitraux. Le XVIIIe siècle avait
enlevé les bordures des verrières si harmonieuses de l’abside. M. l’abbé Aubert
a su les restaurer avec intelligence, en faisant copier avec scrupule les
modèles que le temps avait respectés. Mais combien de fenêtres n’a-t-il pas fait
orner ensuite par les artistes modernes ? Il ne m’appartient pas d’apprécier ces
œuvres, encore moins de juger leurs auteurs, je me borne donc à enregistrer les
travaux commandés et payés par mon héros.
MM. Ladan père et fils ont fourni les vitraux du portail
méridional ; ils ont peint la rosace du transept qui lui fait face, ainsi que
les images de saint Laurent et de saint Etienne. Ils ont complété par des
mosaïques la décoration de la chapelle de la Vierge, etc.,etc.
M. Maréchal de Metz, l’auteur malheureux des verrières du
grand portail, ne s’est pas racheté par les trois sujets qu’il a placés depuis
dans le seul bas-côté dont les fenêtres sont ouvertes : saint Sixte, saint
Clément et saint Jean Baptiste. M. l’abbé Aubert, qui voulait essayer de tous
les talents, fit compléter cette ligne de fenêtres par M. Hermanowska, de
Troyes, par Vincent Larcher de la même ville, par Bourgeois, qui était alors à
Reims et qui habite Paris aujourd’hui.
M. Didron fut chargé d’exécuter les verrières qui sont
au-dessus des fonts baptismaux. En face, près du sépulcre, M. Luçon donna un
spécimen de son école. Les fenêtres imagées de la chapelle de la Sainte Vierge
sortent des ateliers de M. Leclère, du Menil-Saint-Firmin (Oise).
Que de faits, que de choses, je devrais ajouter encore pour
ne pas encourir le reproche mérité d’être incomplet ! mais j’écris une notice et
non pas une histoire ; je signale donc seulement les grandes œuvres et je glisse
sur les détails ; c’est ainsi que je garde le silence sur l’acquisition de tous
les objets de mobilier ; c’est ainsi que je tais les noms des personnes
généreuses qui les ont donnés ; Dieu les connaît, il saura les récompenser.
***
Je voudrais n’avoir pas à parler de M. l’abbé Aubert, père
des pauvres et des malheureux ; car j’aurai beau
paraître m’élever jusqu’à
l’exagération, je ne monterai jamais jusqu’à la vérité, jusqu’à la justice. La
paroisse de Saint-Remi compte à peu près 12,000 âmes. La moitié de cette
population nombreuse avoue son indigence et fait ouvertement appel à la
charité ; un quart se suffit à la condition que le travail et la santé ne feront
pas défaut un seul jour ; enfin le dernier quart est à l’abri du besoin ; mais
on trouve à peine dans cette classe quelques personnes qui possèdent le moindre
superflu.
Telle est la mesure du vaste champ de misère ouvert au cœur
plus vaste encore du bon curé de Saint-Remi. L’affection dont il fut entouré
pendant sa vie, les regrets qui le suivent après sa mort disent s’il a bien
rempli sa tâche. Chacun le sait, partout où il passait, la famine et les
haillons prenaient aussitôt la fuite devant le pain, devant les vêtements de sa
charité. Mais au prix de quelles démarches opérait-il ces merveilles ? Le riche
compatissant qui ne veut pas laisser retourner à vide la main suppliante du
malheureux, n’a qu’à puiser dans sa bourse toujours pleine ; M. l’abbé Aubert,
pour venir en aide au mendiant, était obligé de se faire d’abord mendiant
lui-même, et la fatigue qu’il s’imposait pour distribuer ses aumônes, il se
l’était donné déjà pour les recueillir. Il est vrai que pour lui cette double
peine physique était compensée par un double plaisir moral, car il serait
difficile de savoir lequel, du riche ou de l’indigent le recevait plus
volontiers. Oh ! il y a deux colonnes bien éloquentes dans les registres qu’il a
laissés : c’est la liste de ses bienfaiteurs où sont confondues tant de
personnes de sentiments opposés, voire même de religion différente ; c’est la
liste de ses pauvres bien-aimés dont la hiérarchie ne se réglait que sur le seul
degré de la misère.
Il serait difficile d’évaluer au juste le chiffre des dons
annuels perçus et dépensés par M. l’abbé Aubert. Il avait comme ses maisons de
banque où il était sûr de trouver toujours les ressources égales aux besoins qui
venaient à surgir. « Je ne crains pas, répétait-il souvent, de me montrer
importun aux mauvais jours ; mais je suis discret, lorsque mes affaires sont
dans un état à peu près satisfaisant ; je prends soin alors de dire en entrant
chez mes bienfaiteurs : rassurez-vous, je ne viens pas demander aujourd’hui. »
Peut-être apprendra-t-on avec intérêt comment il aimait plus
volontiers à faire le bien. Il n’était pas le partisan des distributions
générales ; « elles coûtent beaucoup, disait-il, elles soulagent peu. Qu’est-ce,
en effet, qu’un pain de trois livres dans une maison habitée par quatre ou cinq
personnes ? Qu’est-ce qu’un pain de six livres dans les familles plus
nombreuses ? mais avec les mille francs que je verse pour donner ce faible
secours, qui n’aide efficacement personne, combien ne puis-je pas soutenir de
ménages que la maladie du père, de la mère plongent dans une détresse
exceptionnelle ? Combien ne puis-je pas adoucir de souffrances secrètes ou
momentanées ? »
M. l’abbé Aubert portait aux enfants une affection toute
paternelle ; aussi leur réservait-il la plus large part de ses libéralités. Il
leur donnait des vêtements, des chaussures, et, avec ces dons, il leur assurait
le plus précieux des biens, l’instruction. En effet, il ne distribuait que dans
les écoles, où il allait avec tant de bonheur, les sabots et les blouses ; or,
n’était-ce pas résoudre, par le moyen le plus puissant, le plus efficace, le
problème autrement insoluble de l’enseignement obligatoire ? Mais c’est surtout
envers les enfants des catéchismes qu’il se montrait généreux ; il savait que
certains pères pouvaient être tentés de les retenir, afin de prélever sur leur
travail un impôt anticipé, alors, au lieu d’exciter l’ardeur de ses chers
néophytes par des bons points, le zélé pasteur donnait, comme récompense aux
plus dociles, des pantalons, des robes, des bons de pain ; et, grâce à cette
industrie, bien loin de garder par intérêt leurs fils ou leurs filles, les
parents les envoyaient par calcul. Le grand but n’en était pas moins atteint,
et chaque année, au beau jour de la première communion, plus de deux cents
enfants, transformés au-dedans par les leçons de l’Évangile, transformés
au-dehors par les habits de la charité, venaient, aux yeux de leur famille
heureuse, s’asseoir joyeusement au bouquet des anges.
Ce fait révèle à lui seul la grande pensée qui fut l’âme de
toute la vie de M. Aubert. S’il a passé comme le divin maître, en faisant le
bien, c’était aussi comme lui, afin de faire mieux accepter ensuite les
enseignements, les promesses de la religion. Par l’homme, il voulait arriver au
chrétien ; avec les biens du temps, il s’efforçait de glisser ceux de
l’éternité. Non, il ne perdait pas un instant de vue sa mission surnaturelle :
le salut de ses frères. Jusque dans ses actes les plus indifférents en
apparence, il exerçait son zèle ; quand il ne croyait pas utile d’aller
directement au but, il se contentait d’une allusion, quelquefois même, il se
bornait à être lui-même, à se montrer bon et aimable.
Mais s’il est apôtre partout et toujours, dans les rues, en
voyage, chez ses amis à ses heures de récréation, que sera-t-il dans son église,
sur sa paroisse et dans les occasions solennelles ?
Le prêtre est avant tout chargé d’instruire son peuple ;
jamais personne n’a mieux accompli ce devoir que l’incomparable curé de
Saint-Remi. Je l’ai vu à l’œuvre pendant sept ans, je puis dire comment il
enseignait.
Il voulait que tous les dimanches sans exception, les fidèles
entendissent la parole de Dieu à la messe de paroisse. Il partageait sans doute
avec ses auxiliaires le salutaire exercice de la prédication, mais il avait soin
de se réserver toujours la part du lion. Tantôt il n’avait pas achevé en une
seule fois la matière entamée, il fallait alors continuer huit jours après ;
tantôt il avait à faire une annonce qui demandait des explications, qui appelait
des avis ou des conseils. Enfin il savait à l’occasion monter en chaire pour les
autres. Si l’un de ses vicaires venait à faire défaut, il était toujours prêt.
Toutefois, il ne faudrait pas croire que le prédicateur qui
parlait si souvent et si volontiers, affrontait ses auditeurs sans
préoccupation. M. l’abbé Aubert mérite ici, comme en beaucoup d’autres endroits,
d’être proposé pour modèle ; il écrivait et il apprenait tout ce qu’il devait
dire en public : ses sermons, ses entretiens, ses recommandations, jusqu’aux
petits mots familiers et affectueux qu’il adressait aux enfants, soit à la messe
du Saint-Esprit, soit au jour de la distribution des prix. J’ai parcouru ces
nombreuses allocutions qu’il débitait avec un accent de foi si vive, si
pénétrante ; elles respirent vraiment la noble simplicité de l’Évangile ; elles
sont écrites sans prétention, au courant de la plume ; c’est le cœur paternel
qui déborde, qui se répand en un style correct, clair, substantiel et exact. Où
donc trouvait-il le temps que réclamait un pareil travail ? Ah ! il faut
convenir que le zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes est un ressort
bien puissant !
M. l’abbé Aubert, je l’ai déjà dit, attachait le plus haut
prix aux réunions du catéchisme, qu’il regardait avec raison comme l’exercice
instructif par excellence. « Eh ! disait-il, sans le catéchisme, qui donne les
éléments de la science, à quoi servirait la prédication, qui ne peut que les
développer où elle les trouve ? » Après ces paroles, on devine qu’il n’est pas
resté froidement raisonneur devant cette grande œuvre, et que, tout au
contraire, il a du s’en occuper activement. En effet, le digne curé l’a d’abord
largement organisée ; les enfants étaient divisés en deux classes, afin de
pouvoir proportionner l’enseignement aux besoins et à l’intelligence de chacun ;
puis, d’un bout de l’année à l’autre, ceux qui ne savaient pas lire, ceux dont
la mémoire était plus ingrate, recevaient régulièrement cinq leçons par
semaine ; les mieux doués venaient trois fois. Maintenant quel était le rôle du
maître dans l’accomplissement de cette tâche immense ? Il allait partout, il
suivait jour par jour les progrès des uns et des autres ; il se chargeait de
distribuer les encouragements et les reproches, les récompenses et les
punitions ; comme le bon pasteur, il connaissait les noms de toutes les brebis
qui composaient son jeune troupeau.
L’heure de la première communion, hélas ! était trop souvent
l’heure de la séparation ; cependant le ministre zélé ne négligeait rien pour
retenir auprès de lui ses chers enfants. Il donnait rendez-vous à tous au
catéchisme de persévérance qu’il faisait lui-même tous les dimanches à deux
heures. Après les vêpres, il réunissait dans la chapelle de la Sainte-Vierge les
personnes de l’Archiconfrérie ; il récitait avec elles le chapelet ; puis il
leur adressait quelques salutaires paroles, et enfin, ce pieux exercice
finissait comme il avait commencé, par le chant d’un saint cantique.
Que ne faisait-il pas pour attirer en tout temps les fidèles
aux offices de l’Église ? Il entretenait à grands frais un chœur nombreux et
exercé ; chaque année, au Carême, aux Prières de 40 heures, il allait recruter
dans les différentes paroisses des prédicateurs, afin d’ajouter ainsi, aux
charmes de la parole divine, l’attrait séduisant de la curiosité ; il ornait
avec le meilleur goût, pendant le beau mois de Mai, la chapelle de la
Sainte-Vierge ; et quand revenaient les processions du Saint-Sacrement, quelle
pompe ! Quel entrain ! J’entends encore les sons harmonieux des instruments qui
ouvraient la marche ; je vois toujours flotter au-dessus de la multitude les
riches bannières, les nombreuses oriflammes. Mais c’est surtout aux fêtes de
Saint-Remi que M. Aubert savait donner de la splendeur ! Aussi, la ville entière
attendait-elle avec une joie impatiente le retour des neuvaines du mois
d’octobre. La vaste basilique était alors trop étroite pour contenir la foule
avide d’entendre les maîtres de la parole que le bon curé savait si bien
choisir. Que dire surtout de la procession triomphale des reliques du grand
apôtre de la France, au chant du Misericordias, Domini dans la nef de la
magnifique église brillamment illuminée ? Ah ! les émotions ressenties en
présence de ce spectacle du ciel, ne peuvent s’exprimer, elles se tiennent trop
au-dessus du langage de la terre !
Je termine cette ébauche très imparfaite, en rendant à M.
l’abbé Aubert ce dernier témoignage : il fut bon administrateur. Il a beaucoup
donné, il a fait beaucoup travailler ; mais toujours il a su équilibrer les
budgets de son église et les siens ; jamais il n’a excédé dans ses dépenses la
mesure de ses ressources. Il dut sans doute à cette précieuse qualité l’honneur
d’avoir été nommé membre du conseil de la caisse de retraite, lorsque Mgr
Gousset, en 1842, fonda cette belle œuvre, destinée à venir en aide aux prêtres
vieux et infirmes.
Grâce à son esprit conciliant, il sut aussi entretenir sans
cesse les meilleures relations avec tous : avec ses supérieurs comme avec ses
inférieurs ; avec les autorités ecclésiastiques, civiles, municipales ; avec
tous ses coopérateurs, avec ses vicaires, avec les maîtres et maîtresses des
écoles, avec les plus humbles employés de la paroisse, etc. ; toutefois, pour
être facile dans ses rapports, il n’en tenait pas moins haut et ferme de drapeau
des principes ; il n’en défendait pas moins avec ardeur ses convictions et ses
droits.
***
J’ai fini et je viens me placer en présence du dénouement
trop prompt de cette utile et glorieuse carrière.
MONSIEUR
LE CURE DE SAINT-REMI EST MORT ! En vain mes sens l’affirment, mon
cœur ne veut pas y croire. Il y a en effet une si grande distance entre les
espérances de la veille et la réalité du lendemain ! M. l’abbé Aubert était sans
doute tourmenté depuis plusieurs semaines par de noirs pressentiments ; à partir
de jour où il avait vu s’éteindre, après de longues et cruelles souffrances, son
plus intime ami, M. l’abbé Fournier, il avait parlé souvent de sa fin
prochaine ; il avait même agi dans cette prévision ; ainsi, pour rendre plus
facile la tâche de son exécuteur testamentaire, il s’était mis à reporter depuis
le 4 Décembre, sur un registre, modèle d’ordre et de clarté, les affaires des
pauvres, celles de l’église et les siennes ; ainsi, il avait désigné l’endroit
où l’on devait l’exposer après sa mort ; il y a plus, la seule crainte
d’effrayer les personnes dévouées qui le servaient, l’avait empêché de faire le
simulacre de cette funèbre cérémonie ; ainsi , comme s’il s’était douté non
seulement que Dieu le rappellerait bientôt à lui, mais encore qu’il le
rappellerait subitement, il avait recommandé qu’on ne lui ôta pas la soutane
dont il serait alors revêtu….Cependant, ses parents, ses amis, n’étaient pas
effrayés ; la belle apparence de sa santé détruisait l’effet de ses paroles et
de ses actes ; le vif désir de le posséder longtemps encore, fermait tout accès
à la crainte de le perdre bientôt. Hélas ! cette confiance ne nous a pas
sauvés ! Pendant les huit premiers jours de l’année, le bon curé parcourut la
ville entière, allant d’amis en amis, c’est-à-dire de porte en porte, exprimer
ses sentiments d’amitié, ses vœux de bonheur ; c’étaient ses visites d’adieu.
Le Samedi, 8 Janvier, il reçut une lettre qui le remplit
d’une douce joie : Monseigneur l’Archevêque lui envoyait de Rome, avec ses
meilleurs souhaits, sa plus paternelle bénédiction. « Ne m’oubliez pas auprès de
Saint-Remi, écrivait Son Excellence, en retour, je vous recommanderai à celui
qui tient les clefs du Paradis. » Jamais recommandation vint-elle plus à point
nommé ? Le digne pasteur n’était-il pas, en effet, à la veille de se présenter
devant saint Pierre pour franchir le seuil du Paradis ?
Le dimanche 9, il se lève à l’heure habituelle et se rend à
l’église pour dire la première messe. Qui n’admirera pas ici les desseins
miséricordieux de la Providence ? Jamais M. l’abbé Aubert ne manquait de chanter
lui-même l’office de paroisse. Ce jour-là, contre son ordinaire, il charge de ce
devoir l’un de ses vicaires. Pourquoi ? Ah ! sans doute, dans son intention,
c’était afin de n’être plus à jeun pour monter en chaire ; mais dans l’intention
de Dieu, c’était manifestement afin qu’il reçût le saint Viatique avant de
mourir.
Il est neuf heures, les cloches commencent à appeler les
fidèles. Le saint prêtre, qui veut toujours entrer le premier dans son église,
quitte alors sa demeure qu’il ne reverra plus ; il va s’agenouiller pour la
dernière fois, devant le tombeau du glorieux apôtre de la France, afin de lui
soumettre le sermon qu’il se propose de prêcher, dans un instant, à son peuple ;
puis il se rend à la sacristie, au milieu des nombreux visiteurs de la maison de
Dieu, et il a, comme de coutume, un bon sourire pour tous, un mot affectueux
pour chacun. Enfin, l’office commence, l’Évangile est chanté ; les paroissiens,
les yeux tournés vers la chaire, s’apprêtent à écouter leur pasteur, sans se
douter, hélas ! que les paroles qu’il va prononcer doivent être son
testament. « Mes enfants, leur dit-il avec sa voix la plus ferme et la plus
paternelle, je cherche quel trésor je dois vous léguer de préférence ; or, je
vois dans l’Évangile que le divin Maître, entre sa résurrection et son
ascension, ne cesse de répéter à ses disciples, dont il est sur le point de se
séparer : je vous laisse la paix, je vous donne la paix. Assurément si ce
juste appréciateur, après avoir interrogé son cœur, n’a pas cru devoir faire à
ses apôtres un autre don, c’est qu’il n’en connaissait pas de plus parfait. Je
veux donc, à son exemple, vous laisser aussi, à vous que j’ai tant aimés, vous
laisser, ou du moins vous souhaiter la même paix, cette paix qui a été le but de
tous mes travaux, de tous mes efforts depuis que je suis au milieu de vous. »
Telle est la pensée qui résume cette suprême allocution, dont le choix avait été
visiblement dicté par Celui qui assigne à chacun de nous l’heure de son retour
dans la patrie. Au fur et à mesure que le bon curé parlait, sa voix allait
s’affaiblissant ; toutefois, il continuait toujours, et, quand Dieu l’appelait
déjà, il essayait, avant d’obéir, de répéter encore : Que la paix soit avec
vous ! Enfin, il éleva sa main défaillante, qu’il laissa retomber en
disant : Je vous bénis…Ce fut son dernier mot. Il se retourne alors,
saisit la rampe de la chaire et descend seul les premières marches ; mais la
congestion, qui venait de le rendre muet, le frappe presque aussitôt de
paralysie ; il tombe inerte dans les bras des fidèles empressés qui se
précipitent au-devant de lui : tandis que les uns le soutiennent et le
conduisent à la sacristie, les autres volent chercher à l’Hôtel-Dieu les maîtres
dans l’art de guérir. En vain les docteurs se consultent ; leur science, leur
bon vouloir ne peuvent rien contre la gravité du mal qu’ils constatent. Après
avoir fait transporter le cher malade au presbytère ; ils recommandent de lui
mettre la moutarde aux jambes, ils ordonnent de lui faire une double application
de sang-sues derrière les oreilles. Pendant ce temps, les parents, les amis du
saint prêtre sont prévenus et accourent à la hâte. J’avoue qu’en le voyant alors
étendu sur son lit, silencieux et insensible il est vrai, mais avec des couleurs
naturelles, avec une respiration calme, sans frissons ni sueurs, je gardais un
sentiment d’espérance que j’étais heureux de communiquer aux autres. Hélas !
cette illusion fut de courte durée ; tout à coup il rapproche ses lèvres et fait
comme un violent effort ; au même moment, le sang afflue à son visage, c’était
une seconde congestion ; c’était la mort qui donnait son dernier avertissement ;
elle n’attendit plus, en effet, pour frapper sa victime, que les minutes
strictement nécessaires pour lui administrer les derniers sacrements et pour lui
donner l’indulgence plénière.
Telle fut la fin du pasteur, zélé, charitable, que la
paroisse de Saint Remi eut le bonheur de posséder pendant trente ans ! Fin à la
fois la plus prompte et la mieux prévue ! Fin glorieuse qu’il avait souvent
rêvée et que Dieu satisfait, a voulu lui accorder avec des marques évidentes de
son intervention ; en effet, il meurt subitement, et néanmoins il reçoit le
saint Viatique et tous les autres secours de la religion ! Il meurt subitement,
mais c’est au milieu de sa nombreuse famille qu’il vient d’exhorter et de
bénir !
***
Cette douloureuse nouvelle fut bientôt répandue dans la
ville. On vit alors se renouveler, à Reims, le touchant
spectacle qui avait
suivi la mort non moins soudaine de l’éminent cardinal Gousset. Une seconde
fois, les pauvres et les riches, les grands et les petits, sans distinction de
sentiments et d’opinions, confondent leur douleur ; une seconde fois, tout le
monde pleure. Ces deux grandes âmes avaient, du reste, tant de traits de
ressemblance ! Même bonhomie, même puissance ; même désintéressement, même
charité ; même tolérance, même respect ; même soumission à l’Église, même
attachement à Pie IX ! Est-il donc étonnant, après cela, que l’un et l’autre
aient reçu les mêmes honneurs et recueilli la même unanimité de suffrages ?
Dès que le corps de M. l’abbé Aubert fut exposé dans une
chapelle ardente, il fallut avoir recours aux sergents de ville pour contenir la
foule avide de le contempler une dernière fois. Et néanmoins, malgré cette
affluence, tout se passe de la manière la plus édifiante ; personne ne dit un
mot même à voix basse, dans ce vestibule où le bon curé a distribué tant
d’aumônes et où il reçoit maintenant, inanimé, l’expression si vive et si
profonde de l’amour de sa grande famille. On avait soupçonné seulement
jusqu’alors son immense popularité, il fallait cette douloureuse circonstance
pour la révéler tout entière.
La cérémonie de ses obsèques, qui eut lieu le mercredi 13
janvier, ressemblait à une véritable ovation ; non, il n’est pas possible de
voir jamais autour d’un défunt un clergé plus nombreux, une foule plus
empressée, plus triste. M. Dauphinot, maire de Reims, M. l’abbé Maille, doyen du
Chapitre, conduisaient cet immense deuil. Les douze cordons du poële étaient
tenus par MM. Buffet, archiprêtre, curé de Notre-Dame ; Dumas, curé de
Saint-Maurice ; Champagne, curé de Saint-André ; Sevestre, curé de
Saint-Thomas ; Sébastiani, sous-préfet ; Rome, adjoint ; Victor Rogelet,
président du tribunal de commerce ; Julien, vice-président du tribunal civil ;
Lanson aîné, président de l’administration des Hospices ; Leseur, président de
la société de saint Vincent de Paul ; Homo, instituteur communal du 3e
arrondissement ; enfin le directeur des Frères. Derrière le cercueil, porté par
la corporation des charpentiers, venaient les neveux de M. l’abbé Aubert, puis
tout le cortège, qui s’avança entre deux haies d’ouvriers, de femmes et
d’enfants dont la douleur se traduisait par les larmes. En quittant le
presbytère, la procession funèbre monta par la rue Saint-Julien, traversa la
place Saint-Timothée, suivit les rues Saint-Sixte, des Salines, du Barbâtre et
revint par les rues de Normandie, du Ruisselet et Simon. Rien de plus solennel
que l’entrée à l’église. Lorsque le cercueil gravit les degrés du portail, au
milieu de la multitude échelonnée, lorsqu’il traversa la nef déjà remplie par
les fidèles, on eut cru vraiment voir la châsse de Saint-Remi recevant aux jours
des plus grandes fêtes les hommages de la cité entière. La messe fut chantée par
M. l’abbé Juillet, vicaire-général, devant une assistance qu’on ne pouvait
évaluer qu’en calculant le nombre des personnes qui peuvent tenir debout dans la
vaste basilique.
Après l’absoute faite par M. le curé de la cathédrale, on se
dirigea vers le cimetière où le corps de M. l’abbé Aubert ne devait entrer que
pour obtenir les honneurs d’un second triomphe au jour de sa prochaine
exhumation.
M. Dauphinot, se constituant alors l’interprète de tous ses
administrés, fait passer tout son cœur dans ses paroles et dans sa voix ; mais
j’aime mieux reproduire qu’analyser ces adieux si nobles et si touchants. En
voici donc le texte :
« Messieurs,
Dimanche, à l’issue de la messe paroissiale, une triste
nouvelle se répandait dans la ville et jetait dans les cœurs le deuil et la
consternation.
La mort venait de foudroyer l’abbé Aubert au milieu de ses
paroissiens, de ses enfants, comme il aimait à les appeler, et cela, au moment
où, du haut de la chaire, dans un langage simple et bon, il leur recommandait la
concorde et cet amour du prochain qui résume toute son existence. « Aimez-vous
les uns les autres, aurait-il dit, et vous aurez le seul bonheur sur lequel on
puisse compter en ce monde : la paix du cœur et de la conscience. » Sa voix
s’embarrassa, il fit un geste d’impuissance, il sembla dans un dernier et
suprême effort, vouloir bénir encore ceux qu’il avait tant aimés.
Le mal, hélas! était sans remède. L’intelligence d ‘abord, la
vie bientôt s’évanouirent pour ne plus laisser que cette froide dépouille que
toute la ville a voulu contempler avant la cruelle séparation qui va
s’accomplir.
Que vous dirais-je, Messieurs, que vous ne sachiez, de l’abbé
Aubert ? Votre attitude, vos larmes ont une éloquence si profondément vraie, si
touchante ; ce concours de tous ceux qui furent ses amis, ses obligés est si
imposant, que j’hésiterais à vous rappeler ce que fut votre bien-aimé pasteur,
si mes fonctions ne me faisaient un devoir d’honorer, au nom de tous nos
concitoyens, la vertu et le dévouement dans leur expression la plus pure et la
plus parfaite.
La vie de M. Aubert s ‘est passée presque tout entière à
Reims ; d’abord vicaire à Saint-Remi et à Saint-Jacques, puis curé à Renwez, il
revint en 1839 dans cette église, à la restauration de laquelle il prit une si
grande part, et dont il devint en quelque sorte inséparable. Trente années, en
effet, se sont écoulées depuis qu’il est entré en possession de sa cure, et
jamais, j’en suis certain, il n’est venu à l’idée de personne, pas plus de ses
supérieurs que de ceux qu’il nommait ses frères, de penser que l’église put se
séparer de son curé ou le curé de son église. Pendant trente ans, Messieurs, il
a vécu au milieu de vous, et l’affection que lui ont valu son inépuisable
charité et par-dessus tout sa bienveillance et son extrême bonté, n’a fait que
grandir, au point de devenir un véritable culte.
M. Aubert était doué d’une manière toute particulière et Dieu
s’était plu, sans doute, à l’orner de toutes les qualités que réclamait son
saint ministère. Ses traits respiraient la franchise, la douceur, l’indulgence.
Que de fois sa bonhomie, sa tolérance, sa droiture ont triomphé des mauvaises
passions inhérentes à notre pauvre nature humaine ! Quelques paroles émues, ce
bon sourire qui ne l’abandonnait jamais, une cordiale poignée de main, et des
nuages souvent menaçants se dissipaient comme par enchantement. Cette influence
a été le bonheur, la récompense de toute sa vie. Il en était fier, mais trop
modeste pour le laisser paraître ; il ne se trahissait que par le rayonnement de
son visage ou par une gaieté plus expansive.
Ah ! Messieurs, plus que personne, je m’associe à la douleur
de ceux qui, dans cette foule recueillie, pleurent un protecteur, un père, un
ami sincère et toujours dévoué ! Moi aussi, je l’aimais de tout mon cœur, ce
saint et digne prêtre, et c’est parce qu’il m’honorait de son amitié, parce que
je le connaissais tout entier, que je me permets de vous dire : Pleurez sur
vous-même, car vous avez fait une perte irréparable ; mais réjouissez-vous pour
celui qui n’est plus, en songeant que M. Aubert s ‘est éteint sans souffrances
au milieu de tout ce qu’il avait de plus cher au monde, son église et ses
paroissiens, en vous rappelant surtout que ses vertus et votre affection lui
font en ce moment cortège, auprès de celui dont il a si largement pratiqué la
maxime : « Aimez-vous les uns les autres. »
M. l’abbé Maille voulut payer aussi son tribut d’éloge à
celui qui avait été son condisciple et qui était resté toujours son ami. De
retour au presbytère, le vénérable doyen du Chapitre compléta l’œuvre de M. le
maire, en parlant des vertus sacerdotales, particulièrement du zèle de M. l’abbé
Aubert pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Le Courrier de la
Champagne du 14 janvier contient cette allocution que sa longueur nous
empêche de transcrire ici.
***
Deux jours après ces funérailles si solennelles, les membres
du conseil de fabrique de Saint-Remi, au nom
de tous les habitants de la
paroisse, écrivaient à S.M. l’Empereur : « Sire, nous avons perdu notre père en
la personne de notre bon curé, permettez-nous donc de reprendre au cimetière sa
dépouille mortelle, pour la faire déposer dans l’église qu’il a tant aimée et
qu’il vous a fait admirer avec une joie si fière, au mois d’octobre de l’année
1858 ; plus il sera près de nous, moins nous nous sentirons orphelins. » Cette
supplique, appuyée par l’autorité diocésaine, recommandée par l’administration
municipale, fut adressée à Paris à M. Werlé, qui s’empressa de la remettre
lui-même à M. le Garde des Sceaux. L’honorable député annonçait le même jour, en
ces termes, le résultat de son audience : « J’ai hâte de vous dire que le
bienveillant accueil que j’ai reçu m’autorise à espérer que la grâce demandée ne
se fera pas attendre. » Puis, il ajoutait : « Je vous remercie, Messieurs, de
m’avoir offert l’occasion de m’associer à vos efforts, pour honorer la mémoire
du digne pasteur à qui, de longue date, j’ai voué des sentiments de haute estime
et de chaleureuse affection. »
Cette lettre portait la date du 21 janvier ; par décision du
lendemain, S.M. l’Empereur voulait bien autoriser EXCEPTIONNELLEMENT
l’inhumation de M. l’abbé Aubert, ancien curé de Saint-Remi, à Reims, dans
l’église de cette paroisse.
Cette nouvelle remplit de joie tous les cœurs ; il semblait
que la mort était vaincue, que le bon pasteur allait sortir vivant de son
tombeau. Mais avant d’assister à cette sorte de résurrection, fixée seulement au
17 février, je dois, pour suivre l’ordre chronologique que j’ai tenu à garder
autant qu’il est possible, enregistrer ici mille autres glorieux témoignages.
On ferait un livre avec les nombreuses pages écrites à la
louange de M. l’abbé Aubert, par toux ceux qui l’avaient connu et que
l’éloignement, la maladie ou la nécessité empêchèrent d’assister à ses obsèques.
Hélas ! parmi ces cris de douleur poussés par les absents, il en est un plus
déchirant aujourd’hui que tous les autres, car il est devenu aussi sacré qu’il
était cher ; c’est celui qui, parti de Rome, exprimait si éloquemment la vive
émotion de Son Exc. Mgr Landriot. En effet, M. l’abbé Chartier, vicaire-général,
qui fut en cette douloureuse circonstance, le digne interprète de son
Archevêque, a déjà rejoint au ciel le bon curé qu’il pleurait alors avec ses
accents empreints d’une tristesse si vraie :
« Monseigneur est profondément sensible à cette perte, et
mêle les plus sincères regrets à ceux qu’emporte ce prêtre de foi et de cœur et
d’œuvres. L’éloignement ne fait qu’ajouter au sentiment avec lequel Son
Excellence prend part à la douleur qu’éprouve la famille du regrettable M.
Aubert, ses paroissiens, ses pauvres, ses nombreux amis et le clergé du diocèse
tout entier.
Ai-je besoin de dire, ajoutait-il, combien je m’associe à ces
sentiments ? L’affectueuse cordialité du bon curé de Saint-Remi m’était très
chère, et je ne puis me faire à l’idée de revoir sans lui cette belle église
qu’il a tant aimée, et ces grandes fêtes dont il était l’âme. »
Il existe à Reims un pieu usage ; quand une personne meurt,
ses parents vont en grand deuil, le dimanche suivant, à la messe paroissiale
pour assister à la recommandation. Ce salutaire honneur fut rendu à M. l’abbé
Aubert. Tous ses fidèles enfants vinrent, avec la livrée des orphelins, mêler
leurs larmes aux larmes de M. le curé de Saint-Maurice, qui eut la mission de
remonter le premier dans cette même chaire où était monté, où s’était affaissé,
huit jours auparavant, à la même heure, le confrère ami, le voisin bien-aimé,
pour l’âme duquel il avait alors à solliciter une fervente prière.
Les habitants de Saint-Remi n’ont pas voulu s’en tenir à ces
touchantes démonstrations. Quand, à force de pleurer, ils eurent tari la source
de leurs larmes, ils trouvèrent un autre moyen de faire éclater les sentiments
de leur piété filiale. « Élevons, s’écrient-ils, à la mémoire de notre père un
monument qui garde, avec le souvenir de sa charité, celui de notre amour. »
Aussitôt une souscription est ouverte, et, en quelques jours, on recueille une
somme qui dépasse DIX MILLE FRANCS. Il faut dire que la ville entière s’est
associée à cet élan de générosité, que les riches et les pauvres ont voulu
confondre leurs offrandes, comme ils avaient confondu leurs regrets.
M. l’abbé Aubert avait vraiment droit à ce témoignage durable
de la reconnaissance de son peuple ; car ses bienfaits, eux aussi, doivent se
perpétuer toujours. Non content d’avoir aidé les malheureux pendant sa vie, il
a voulu les secourir encore après sa mort. Il laisse pour eux, à son successeur
, à peu près
trente mille francs, qui doivent surtout servir à l’habillement des enfants
pauvres de la première communion. Comment a-t-il pu réaliser une semblable
économie ? C’est grâce à un généreux enfant de Reims, M. Machet, mort à
Versailles en 1861. Cet homme de bien, avant de quitter la terre, avait légué
aux indigents de sa ville natale, une somme de soixante mille francs, à la
condition qu’elle serait distribuée, dans un certain laps de temps, par son
camarade de collège, M. le curé de Saint-Remi ; or, tandis que l’heureux
héritier disposait de ce recours extraordinaire, il ménageait ses ressources
habituelles, il faisait des réserves pour l’avenir.
Les finances de l’Église sont aussi dans l’état le plus
prospère ; il reste dans la caisse de la fabrique plusieurs milliers de francs.
La seule bourse vide est celle du vénérable défunt, qui ne
laisse aux siens ni argent ni dettes, mais qui leur transmet, comme héritage, un
trésor dont ils sont infiniment plus fiers : sa réputation de BONTÉ, de CHARITÉ,
de SAINTETÉ.
Quel magnifique testament ! Comme il couronne dignement cette
noble et utile existence ! Autant il est sublime par le fond, autant il est
admirable par la forme ; aussi rien ne fut jamais plus facile que la tâche de M.
Charles Aubert, qui eut l’honneur, si justement mérité, d’être le légataire et
exécuteur des volontés de son oncle.
Le bon curé ne se borne pas, dans ses livres, à aligner des
chiffres, à établir un bilan sec et aride ; son cœur, son âme se révèlent jusque
dans le règlement de ses comptes. Au chapitre de ses créances, par exemple, se
trouve souvent cette charitable formule : « J’ai remis à M.X… telle somme ; mais
je ne veux pas que cette avance constitue jamais aux yeux de qui que ce soit,
une autre dette qu’une dette de conscience ; car je n’ai pas voulu changer
seulement une misère de place et substituer une obligation à une autre, non ;
mon prêt doit être considéré comme un don jusqu’au jour où le débiteur des
pauvres pourra se libérer sans souffrir. »
La page des engagements est empreinte d’une sensibilité plus
vive encore. Elle est divisée en deux ; il y a la colonne des obligations
strictes ; le prix, l’échéance des pensions nombreuses à payer dans les divers
établissements ouverts aux orphelins, aux infirmes, aux vieillards, aux
sourds-muets. Il y a surtout une colonne des petites douceurs qu’il accordait, à
peu près régulièrement, à ses pensionnaires des hospices : « Je donne, dit-il,
sans entendre imposer la même charge à ceux qui viendront après moi, je donne à
celui-ci ses chaussures ; je fournis à celui-là son tabac ; je porte à un autre
ses étrennes…. » Le bon curé se survit vraiment dans ce livre, qui restera comme
le témoin le plus éloquent de son esprit d’ordre et de charité.
J’arrive enfin à la translation de mon héros, dans l’église
où il attendra désormais l’heure de sa glorieuse résurrection. Cette cérémonie,
pour laisser aux ouvriers le temps de disposer un caveau, avait été différée,
nous l’avons dit, jusqu’au jeudi, 17 février.
L’exhumation de M. l’abbé Aubert eut lieu dès la veille, son
cercueil, gardé par de pieuses personnes, passa la nuit chez le concierge du
cimetière ; et le lendemain, de bonne heure, il fut exposé, sous un dais de
tentures, à la porte du champ de repos.
On vit alors se renouveler tout entière, la touchante et
solennelle démonstration du 12 janvier. C’était la même affluence de parents,
d’amis, de prêtres et de fidèles qui reparaissaient dans la même attitude. La
levée du corps fut faite par M. l’abbé Juillet, vicaire-général ; le vénérable
défunt, porté comme le jour de l’enterrement, par la corporation des
charpentiers, rentra en ville par les rues Dieu-Lumière et Saint-Julien. Cette
fois, les cordons du poële étaient tenus par MM. les curés de Notre-Dame, de
Saint-Maurice, de Saint-André, de Saint-Thomas ; MM. Leconte, Paguet, Guérin,
Floquet, administrateurs de la fabrique ; MM. Lanson, juge de paix du troisième
canton, Scarbonchi, commissaire de police, Homo, instituteur, et le directeur
des frères.
Lorsque le cortège pénétra dans l’église, elle était déjà
remplie comme aux grandes fêtes de Saint-Remi. La vaste basilique, encore plus
triste qu’au jour des obsèques, disparaissait complètement sous les tentures ;
l’abside, le chœur, la nef, entièrement tendus de noir, étaient garnis
d’écussons qui redisaient les œuvres et les vertus de M. l’abbé Aubert
.
Au-dessus de la chaire, on lisait avec émotion : « Que la pais soit avec
vous… Je vous bénis… »
Quand la messe fut terminée, tous les assistants auraient
voulu pouvoir se placer en face de l’orateur qui allait faire l’éloge funèbre du
père des pauvres. On savait que pour louer le grand apôtre de la charité, on
avait dû choisir le meilleur des panégyristes ; chacun tenait donc à ne pas
perdre une seule parole. Tout le monde possède aujourd’hui, le discours qui fut
prononcé par M. l’abbé Tourneur, archiprêtre, curé de Sedan ; il dit à ceux qui
le lisent comme il avait dit à ceux qui l’ont entendu, si le chantre et son
héros furent dignes l’un de l’autre.
Après l’absoute, le cortège se mit une dernière fois en
marche ; c’était pour se rendre à la chapelle de Saint-Fiacre, où repose
maintenant la dépouille mortelle de M. l’abbé Aubert. Il faut espérer que le
monument qui doit faire revivre son image, son bon sourire, ses traits
sympathiques, ne sera pas longtemps attendu
.
J’ai fini, ô Père, et je dépose la plume. Ma piété filiale
aurait désiré pouvoir vous tresser une couronne plus digne avec des fleurs si
belles et si nombreuses du champ que vous avez cultivé ; du moins, tenez compte
de mon seul désir : MA BONNE VOLONTÉ ; tenez compte de mon seul mérite : MA
BONNE VOLONTÉ ; tenez compte de mon seul désir : VOUS SUSCITER DES IMITATEURS.
Mais je n’oublie pas que vous êtes en ce moment auprès de
Dieu, du moins c’est ma douce et solide espérance ; avant donc de vous quitter,
je tombe à genoux, et, au nom de tous vos parents, au nom de tous vos amis, au
nom de tous mes confrères, je vous adresse cette prière : Du haut du ciel,
répétez-nous encore et toujours votre dernière parole de la terre : Je vous
bénis….
NOTE :
L'abbé François Nicolas AUBERT n'a pas été inhumé au
Cimetière du Nord. Nous donnons ici sa biographie, car ceux dont il est question
plus haut, les prêtres de sa famille et morts en la même année que lui, sont tous
inhumés dans l'ancienne nécropole rémoise.
Reims – Imprimerie de P.DUBOIS et Cie,
rue Pluche, 24 – V GEOFFROY, gérant
Copie en date : 2 Novembre 2000


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